Il y'a un an, je revêtais mon veston noir pour la première fois. On me demandait "
Ouate de phoque" pour une jeune fille et je me disais qu'un livre qui s'appelle What the fuck, c'est quand même osé pour des enfants. Je découvrais les mystères de notre logiciel hors d'âge et dessinais dans mon carnet des petits bonhommes à l'image de mes collègues pour tenter de retenir leurs prénoms. On commençait à me questionner sur mes origines, parce que mon accent non, ce n'est définitivement pas un accent québécois, ah vous venez de la France, mais quel coin exactement ? et comment vous êtes arrivée là, et... Et je me rendais compte que les québécois étaient bien plus curieux que nous autres, hostiles français. Il y'a un an je distribuais mes premiers sourires et surtout mes premiers conseils, je partageais des coups de cœur et sentais monter en moi cette fièvre, ce sentiment qu'on appelle la passion. La passion d'un métier, la passion de lire, la passion de transmettre. Le bonheur de dénicher le livre qui va maintenir éveiller un inconnu qui reviendra nous dire merci quelques jours, semaines, mois après.
Il y'a un an, je devenais libraire.
Je me dis souvent que j'ai eu une chance inouïe, d'être tombée au bon endroit, au bon moment. Il y'avait sans doute une étoile qui brillait, là, au dessus de l'enseigne rouge, et qui me montrait le chemin le jour où j'ai déposé mon CV, un 31 octobre.
Depuis un an, je suis heureuse d'aller travailler. J'ai beau être parfois épuisée, usée, énervée aussi, cela n'a plus rien à voir avec mes années précédentes. Je n'ai plus la boule au ventre lorsque je quitte la maison, je ne pars plus me réfugier dans les toilettes parce qu'un client m'a traitée comme une merde. Je n'arrive plus sur mon lieu de travail en me répétant que ça va aller. Non, depuis un an, je pousse la porte vitrée emplie du sentiment d'être à ma place, je commence mon "shift" en me demandant qui je vais pouvoir rendre heureux aujourd'hui, quel livre je vais rajouter à ma PAL, quelle perle mes collègues et moi allons dénicher sur les étagères, quel ouvrage va déclencher un fou rire pas trop discret. Il me tarde de connaître l'avis des copines sur la nouveauté qu'on attendait toutes, il me tarde de voir le contenu des cartons reçus, il me tarde de répondre aux requêtes parfois très nébuleuses des clients avides.
Tout n'est pas toujours rose, il y'a parfois des jours où les chariots se remplissent inexorablement de livres à placer sans qu'on ait le temps de dire ouf, des fois où on rêverait d'avoir dix bras pour amasser le boulot en quelques minutes, des moments où on tombe sur le grincheux du jour qu'on a envie d'envoyer paître. Mais là, on se dit "un jour à la fois", "petit à petit", et on y'arrive, on y'arrive toujours, parce qu'on est une équipe et parce qu'on aime ce que l'on fait.
Il y'a un an, je devenais libraire et réalisais mon rêve. Un rêve pas trop lourd, pas très demandeur, juste celui d'avoir un métier en lien avec une passion que je porte en moi depuis mon plus jeune âge. Grâce à ce métier, j'ai rencontré des auteurs fascinants, dépenser beaucoup de sous aussi parce que je suis faible face aux livres qui me font de l’œil, fait dédicacer des bandes dessinées, des romans et des albums avec la même frénésie. Grâce à ce métier, j'ai surtout une nouvelle famille, qui m'aide à supporter l'absence et l'éloignement, une famille de libraires incroyables. Merci à vous.
Depuis un an, je grince des dents quand on me parle d'Amazon parce que je réalise le poids de cette industrie sur notre commerce, je prends conscience de certaines choses. Depuis un an, je ne comprends pas comment la loi sur le prix unique du livre n'a pas encore été adoptée ici, au Québec. Depuis un an, on me (on nous) serine sur Internet que l'avenir, c'est le livre numérique et que les libraires feraient mieux d'aller se chercher une autre vocation ou de s'adapter, parce que leur temps est compté. Depuis un an, j'ai l'impression de me battre contre un ennemi invisible.
Je me demande souvent si je suis trop naïve quand je continue à penser que le livre papier sera toujours là, que les librairies ne disparaîtront pas. Je me pose aussi la question de mon retour en France : retrouverais-je du travail dans mon domaine malgré mon expérience ? Rien n'est moins sûr.
Ce que je sais c'est qu'à l'heure actuelle, j'ai envie de clamer aux gens qui me disent de me recycler : laissez-moi en paix, laissez-moi continuer à faire vivre mon métier, laissez-moi transmettre mon amour du livre.
J'ai envie de croire que dans dix, vingt, cinquante ans, nous continuerons à faire signer du papier à des écrivains lors de salons littéraires, j'ai envie de croire que le prix Goncourt sera encore attribué à un livre physique, j'ai envie de croire que nous placerons toujours des dizaines de titres sur des rayons en râlant parce qu'on manque de place.
J'ai envie de croire que lorsque je raconterai mon histoire, je n'aurais pas à expliquer ce qu'est un livre, cet objet avec des feuilles et une couverture, à un enfant qui ne connait que des écrans.
Il y'a un an, je devenais libraire et j'espère l'être encore longtemps, longtemps, longtemps.
Je veux continuer à vivre mon rêve et à vous rencontrer, chers lecteurs, grâce à la magie des livres.