mercredi 13 novembre 2013

Un an

Il y'a un an, je revêtais mon veston noir pour la première fois. On me demandait "Ouate de phoque" pour une jeune fille et je me disais qu'un livre qui s'appelle What the fuck, c'est quand même osé pour des enfants. Je découvrais les mystères de notre logiciel hors d'âge et dessinais dans mon carnet des petits bonhommes à l'image de mes collègues pour tenter de retenir leurs prénoms. On commençait à me questionner sur mes origines, parce que mon accent non, ce n'est définitivement pas un accent québécois, ah vous venez de la France, mais quel coin exactement ? et comment vous êtes arrivée là, et... Et je me rendais compte que les québécois étaient bien plus curieux que nous autres, hostiles français. Il y'a un an je distribuais mes premiers sourires et surtout mes premiers conseils, je partageais des coups de cœur et sentais monter en moi cette fièvre, ce sentiment qu'on appelle la passion. La passion d'un métier, la passion de lire, la passion de transmettre. Le bonheur de dénicher le livre qui va maintenir éveiller un inconnu qui reviendra nous dire merci quelques jours, semaines, mois après. 

Il y'a un an, je devenais libraire.

Je me dis souvent que j'ai eu une chance inouïe, d'être tombée au bon endroit, au bon moment. Il y'avait sans doute une étoile qui brillait, là, au dessus de l'enseigne rouge, et qui me montrait le chemin le jour où j'ai déposé mon CV, un 31 octobre. 
Depuis un an, je suis heureuse d'aller travailler. J'ai beau être parfois épuisée, usée, énervée aussi, cela n'a plus rien à voir avec mes années précédentes. Je n'ai plus la boule au ventre lorsque je quitte la maison, je ne pars plus me réfugier dans les toilettes parce qu'un client m'a traitée comme une merde. Je n'arrive plus sur mon lieu de travail en me répétant que ça va aller. Non, depuis un an, je pousse la porte vitrée emplie du sentiment d'être à ma place, je commence mon "shift" en me demandant qui je vais pouvoir rendre heureux aujourd'hui, quel livre je vais rajouter à ma PAL, quelle perle mes collègues et moi allons dénicher sur les étagères, quel ouvrage va déclencher un fou rire pas trop discret. Il me tarde de connaître l'avis des copines sur la nouveauté qu'on attendait toutes, il me tarde de voir le contenu des cartons reçus, il me tarde de répondre aux requêtes parfois très nébuleuses des clients avides.
Tout n'est pas toujours rose, il y'a parfois des jours où les chariots se remplissent inexorablement de livres à placer sans qu'on ait le temps de dire ouf, des fois où on rêverait d'avoir dix bras pour amasser le boulot en quelques minutes, des moments où on tombe sur le grincheux du jour qu'on a envie d'envoyer paître. Mais là, on se dit "un jour à la fois", "petit à petit", et on y'arrive, on y'arrive toujours, parce qu'on est une équipe et parce qu'on aime ce que l'on fait.

Il y'a un an, je devenais libraire et réalisais mon rêve. Un rêve pas trop lourd, pas très demandeur, juste celui d'avoir un métier en lien avec une passion que je porte en moi depuis mon plus jeune âge. Grâce à ce métier, j'ai rencontré des auteurs fascinants, dépenser beaucoup de sous aussi parce que je suis faible face aux livres qui me font de l’œil, fait dédicacer des bandes dessinées, des romans et des albums avec la même frénésie. Grâce à ce métier, j'ai surtout une nouvelle famille, qui m'aide à supporter l'absence et l'éloignement, une famille de libraires incroyables. Merci à vous.

Depuis un an, je grince des dents quand on me parle d'Amazon parce que je réalise le poids de cette industrie sur notre commerce, je prends conscience de certaines choses. Depuis un an, je ne comprends pas comment la loi sur le prix unique du livre n'a pas encore été adoptée ici, au Québec. Depuis un an, on me (on nous) serine sur Internet que l'avenir, c'est le livre numérique et que les libraires feraient mieux d'aller se chercher une autre vocation ou de s'adapter, parce que leur temps est compté.  Depuis un an, j'ai l'impression de me battre contre un ennemi invisible. 
Je me demande souvent si je suis trop naïve quand je continue à penser que le livre papier sera toujours là, que les librairies ne disparaîtront pas. Je me pose aussi la question de mon retour en France : retrouverais-je du travail dans mon domaine malgré mon expérience ? Rien n'est moins sûr. 
Ce que je sais c'est qu'à l'heure actuelle, j'ai envie de clamer aux gens qui me disent de me recycler : laissez-moi en paix, laissez-moi continuer à faire vivre mon métier, laissez-moi transmettre mon amour du livre. 
J'ai envie de croire que dans dix, vingt, cinquante ans, nous continuerons à faire signer du papier à des écrivains lors de salons littéraires, j'ai envie de croire que le prix Goncourt sera encore attribué à un livre physique, j'ai envie de croire que nous placerons toujours des dizaines de titres sur des rayons en râlant parce qu'on manque de place. 
J'ai envie de croire que lorsque je raconterai mon histoire, je n'aurais pas à expliquer ce qu'est un livre, cet objet avec des feuilles et une couverture, à un enfant qui ne connait que des écrans.

Il y'a un an, je devenais libraire et j'espère l'être encore longtemps, longtemps, longtemps. 
Je veux continuer à vivre mon rêve et à vous rencontrer, chers lecteurs, grâce à la magie des livres. 

15 commentaires:

  1. C'est si beau de lire l'amour d'un métier comme ça, de voir que tu es épanouie dans ton travail et y prend du plaisir même s'il y a des jours où on a pas trop le moral. Je te souhaite d'être libraire encore très très longtemps sans jamais à avoir à te sacrifier dans un boulot déplaisant car tu dois gagner ta vie.

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    1. Merci merci pour tes voeux. J'espère aussi, pouvoir continuer dans cette voie encore longtemps. Même si l'avenir me fait peur, je vis au présent afin de profiter pleinement. Croisons les doigts, fort fort fort.

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  2. C'est beau. Et je suis tellement contente pour toi ! C'est vraiment chouette de pouvoir travailler de sa passion.

    Je n'aime certainement pas les livres autant que toi mais j'espère vraiment que le numérique ne prendra pas le dessus. Rien ne vaut un vrai livre. Pour les feuilleter. Pour les sentir. Pour les ranger et pour voir notre belle collection qui prône dans notre bibliothèque.

    Tu prévois un retour futur en France ou pas encore ?

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    1. Oui; j'avoue que j'ai de la chance. C'est pourquoi j'essaie d'en profiter tant que c'est encore possible, tant que j'ai l'esprit tranquille.

      Je n'arrive pas à croire que le numérique puisse remplacer complètement le papier, je ne le conçois pas. Un de mes rêves est d'avoir d'immenses bibliothèques dans mon chez moi pour y mettre mes ouvrages préférés. J'espère ne pas être la seule ;)

      Pour mon retour en France, pas avant deux ans quoiqu'il en soit, tant que Ludo n'a pas fini sa thèse !! On a le temps de réfléchir d'ici là, même si je ne me vois pas vivre loin de mes proches toute ma vie (et en même temps, rentrer en France me fait froid dans le dos aussi u_u).

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  3. Je vibre à côté, pleine d'amour pour les livres et les gens.
    Pendant mes insomnies, je pense aux belles personnes qui existent sur Terre et que je connais, alors je pense à toi, je te pointe au Québec, à Sherbrooke, sur la carte du monde qui est dans ma tête, et je t'imagine conseiller des lecteurs, puis je t'imagine sourire à leur retour de lecture heureux et enthousiastes.
    Je suis si heureuse que tu sois bien dans ta librairie, darling <3

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    1. Nos métiers ont le même but : transmettre l'amour des livres et de la lecture ! Nous sommes des chevaliers partant à la conquête des coeurs des lecteurs,et nous vaincroooons !!!
      Ton message me touche tellement. Love u <3

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  4. C'est cool que tu ai eu la chance de trouver un boulot dans lequel tu t'éclates !!! Je te souhaite que ça dure encore de loooongues années ^^

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    1. Merciiiiii :)) j'espère aussi que ça durera longtemps !!!

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  5. coucou Valentine, ton article est vraiment très émouvant, et comme je partage cette passion du livre, j'étais très touchée.
    J'ai déjà lu des livres numériques (2). Mais, rien ne peut remplacer ce qui se passe avant de commencer à lire le roman que l'on a choisi : la quête : franchir la porte de la librairie, le silence (c'est souvent un commerce calme ), et faire son choix en touchant la couverture, en se laissant influencer par la couverture, le titre, l'histoire, la passion de la libraire. Je peux passer tout un après-midi dans une librairie. J'aime moins choisir mon livre sur un catalogue. Alors je prie avec toi pour que le "livre physique" reste éternel. Merci , bises de Chris

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    1. Merci de tout coeur pour ce joli message, ce témoignage de lectrice et donc de cliente de librairie. C'est pour des gens comme vous que je m'accroche et que je me lève tous les jours <3 Mille mercis !! et vive le livre !!!!

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  6. Magnifique article. BRAVO.
    Et oui, tu as beaucoup de chance ;-)

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  7. Une fois de plus, un superbe article qui m'a énormément émue... Sniff! ^^
    Tout cela est tellement beau et bon, et nous en avons encore et toujours besoin.
    Continue puce, encore et encore.
    Je pense toujours immensément fort à toi (et oui, tu nous manques toujours autant!).
    Mille bisous d'amour

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  8. J'y crois aussi, mais je suppose que ça ne t'étonnera pas de ma part :)
    Je me suis mise aux ebooks il y a peu, et je trouve ça vraiment très pratique, mais ça ne m'empêche absolument pas de continuer à acheter des livres physiques et de passer toujours autant de temps en librairie ! Le ebook est un service supplémentaire, qui répond à d'autres besoins mais qui ne remplacera jamais le bon vieux livre papier.
    Profite et n'écoute pas les alarmistes !
    Gros becs ! (c'est comme ça qu'on dit par chez toi, non ?)

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  9. Ca fait tellement chaud au coeur de lire tout ça :)
    J'ai confiance quand je te lis, car je pense clairement que tu n'es pas la seule à défendre les livres!
    pour ma part je ne conçois pas un monde sans livres, alors j'espère que ça n'arrivera pas...

    Profite un maximum.
    D'après ce que j'ai lu plus haut, tu as encore le temps de voir venir, et je ne doute pas que tu auras des idées qui mûriront au bon moment :)
    plein de soutien à toi!!

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  10. Ton article est génial, ça fait plaisir à lire, vraiment :).
    Et si ça peut te rassurer, je ne cesserai JAMAIS d'acheter des livres. J'aime bien trop toucher les livres et les sentir, tourner les pages et les voir alignés dans ma bibliothèque. Alors moi aussi j'espère très fort que les livres ne disparaîtront pas et que tu pourras continuer à faire ce que tu aimes <3

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Youpi, un petit mot ! Un merci et des paillettes.
Valentine